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En juillet 2018, le journaliste Thibaut Shepman a interrogé pour L’Équipe des skieurs de l’équipe de France de ski de bosses. Quels étaient leurs souvenirs et leur perception de la montagne et du glacier de la Grande-Motte de Tignes sur lequel ils s’entraînent une partie de l’année ?
Dans son article paru le 8 septembre, il rapporte ainsi :
« Perrine Laffont côtoie le glacier l’été depuis à peine cinq ans et pourtant elle assure avoir vu d’énormes changements […]. Le skieur acrobatique [Ben Cavet] égrène : « J’ai vu le glacier rétrécir, des cailloux apparaître, et même certains cailloux devenir d’énormes rochers » […]. Ludovic Didier a 21 ans de stages d’été à Tignes derrière lui […]. Le site où il s’entraînait à la fin des années 1990 est maintenant un tas de cailloux […]. Les chiffres confirment ces sensations et souvenirs. La surface du glacier est passée de 5,01 km2 en 1970 à 4,19 km2 en 2003 et 3,15 km2 en 2015. Le phénomène s’accélère. Le glacier a fondu trois fois plus vite entre 2003 et 2015 qu’entre 1985 et 2003. »
Comme tous les glaciers, celui de la Grande-Motte diminue en effet progressivement avec le réchauffement climatique ; la tendance actuelle promet sa disparition d’ici quelques dizaines d’années.
D’autres écosystèmes – où vivent par exemple les oiseaux des milieux agricoles et les insectes communs – sont également confrontés à un inquiétant recul. Tout ceci est de plus en plus connu, médiatisé et partagé : plus de 15 000 scientifiques ont lancé un cri d’alarme planétaire en décembre 2017, un collectif d’artistes et d’intellectuels a rappelé l’urgence à agir face au changement climatique dans Le Monde quelques jours après la démission de Nicolas Hulot, le mot « biodiversité » est de plus en plus familier pour les Français et les Européens. Et pourtant…
La biodiversité continue de se dégrader et les glaciers de fondre. Nous mettons des pansements de plus en plus gros et de plus en plus coûteux sur ces plaies ouvertes : des transferts de neige sur les glaciers (certains réfléchissent même à un dôme), des engins de pêche plus puissants, des drones pour polliniser les arbres fruitiers…
Des pistes pour expliquer l’indifférence
Qu’est-ce donc qui nous empêche de considérer cette crise pour ce qu’elle est, à savoir une crise écologique et sociale d’une ampleur sans précédent ?
À la suite de Pablo Servigné et Raphaël Stevens dans leur ouvrage Comment tout peut s’effondrer, je propose de reprendre pour éclairer cette question le cadre d’analyse employé par la psychiatre Élisabeth Kübler-Ross pour décrire différents états des personnes en fin de vie et de leurs accompagnants.
Ce cadre a depuis été repris pour mieux comprendre les réponses à des chocs, des événements brutaux : le déni (« Ce n’est pas possible »), la colère (« Il y a bien un responsable ! »), la négociation (« Si je fais ça, ça ira mieux ? »), la dépression (« Je suis si triste, à quoi bon… ») et l’acceptation du présent, qui permet de construire une nouvelle réalité.
Une grande part d’entre nous est sans doute dans le déni face à cette crise socio-écologique. Ce que décrivent les scientifiques est tellement énorme et incommensurable par rapport à nos croyances, opinions et connaissances empiriques que la première réponse à cette menace est de la nier.
La triste réalité
D’après la théorie de la dissonance cognitive, introduite par le psychosociologue américain Léon Festinger en 1957, ces informations bouleverseraient complètement notre système cognitif, le rendant dissonant, jusqu’à parfois nous mettre en danger. Nier la validité de l’information qui a entraîné une telle dissonance est une protection inconsciente de notre cohérence mentale.
L’hypothèse de l’« amnésie environnementale générationnelle », développée en 2002 par le psychologue Peter Kahn Jr., constitue une autre manière d’expliquer cette indifférence face à cette crise socio-écologique :
« Nous considérons tous l’environnement naturel que nous côtoyons pendant l’enfance comme une référence à partir de laquelle nous mesurons la dégradation de l’environnement plus tard dans nos vies. À chaque génération, l’environnement se dégrade, mais chaque génération prend le niveau dégradé qu’elle côtoie dans sa jeunesse comme une référence d’un état non dégradé, comme une expérience normale. »
À l’échelle d’une vie humaine, nous expérimentons (par nos sens, nos affects, nos émotions) des dégradations des conditions naturelles et de la biodiversité qui n’ont pas forcément eu le temps d’être très importantes. Par nos vécus, nous ne réalisons pas toujours individuellement ce qui est en train de se passer.
Nous pouvons aussi ressentir une immense tristesse, notamment en relation avec la perte de quelque chose d’important pour nous : la petite mare où nous allions pêcher des têtards, le gros arbre où nous allions faire des cabanes, le champ du voisin où nous allions caresser les moutons… Les skieurs du glacier de la Grande-Motte, comme Perrine Perret, le confient dans l’article de Thibaut Shepman : « C’est triste parce qu’on aime cet endroit, parce qu’on y a nos meilleurs souvenirs ».
Société conçue, société vécue
Mais dans le cas de la crise que nous vivons, quelles sont les pertes dont la tristesse ressentie pourrait nous aider à progresser ? La biodiversité, qui est en train de disparaître ? Nos modes de vie à l’occidentale ? Notre modèle social, construit sur l’idée que les ressources naturelles sont en quantité infinie ? Ou la faille grandissante entre ce qu’il nous faudrait faire pour correspondre au modèle dominant et ce que nous vivons dans nos cercles privés ?
Dans son ouvrage paru en 2002, De la nature, l’intellectuel Serge Moscovici appelait « société conçue », celle à laquelle nous nous conformons publiquement – régie selon lui par la quête de la croissance et du progrès technique – et « société vécue », celle que nous gardons pour certains dans notre cercle privé, faite d’émotions et de subjectivité, notamment vis-à-vis des êtres vivants humains et non humains avec lequel nous vivons.
Il me semble qu’accepter d’avoir mal, de ressentir des émotions négatives, de ne plus les mettre de côté – au nom d’une rationalité et d’une scientifisation des problèmes et des solutions qui pourraient résoudre tout – pourrait nous aider collectivement à entrer en transition. Oui, les connaissances sont indispensables, les apports des sciences tout autant. Mais nous ne pourrons pas entrer en transition en ne nous reposant que sur ceux-là.
Expériences de nature
À nous de trouver des moyens personnels de dépasser les étapes émotionnelles du déni, de la tristesse ou même de la colère, qui ne permettent pas d’imaginer de futur. Cyril Dion, à qui l’on doit le film Demain, appelle à inventer de nouveaux récits collectifs qui nous permettront de changer de vision du monde.
Une première étape dans l’invention de ces nouveaux récits consiste sans aucun doute à nous ré-ancrer dans le fonctionnement de la nature et du vivant, de retrouver le sens des expériences de nature. Ces expériences constituent autant de processus de transformation individuelle, où chacun peut intégrer des rencontres avec des éléments de nature à son histoire personnelle et son contexte social. Loin de tout exotisme, ces possibilités de rencontres existent pour la plupart d’entre nous, au coin de la rue avec une fleur qui sent bon, un bourdonnement d’insectes qui intrigue ou qui inquiète, un animal furtif qui surgit dans un chemin de campagne, dans un jardin avec des proches.
Toutes ces expériences, si elles redeviennent des moments qui comptent dans la vie de chacun et chacune d’entre nous, pourraient servir de base pour accepter à nouveau d’être affecté, de ressentir des émotions, de mettre des mots, voire des concepts, sur les choses et les êtres qui nous entourent.
La skieuse Perrine Laffont disait ainsi à Thibaut Shepman :
« Skier, c’est une liberté. Tu skies, tu as les sensations, mais tu admires aussi les paysages, tu es au plus près de la nature. »
Comme elle et l’équipe française de ski à bosses, retrouvons les émotions qui nous lient à la nature, ne nions plus qu’elle se dégrade et que nous en sommes la cause, acceptons et dépassons l’immense tristesse de ce constat, pour pouvoir imaginer ensemble de nouveaux horizons.
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Anne-Caroline Prévot, Directrice de recherche au CNRS, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.